Lors d’Intelligence Marketing Day 2025, le journaliste Thomas Huchon a démontré, exemples à l’appui, comment des fake news peuvent entacher durablement l’image de certaines marques. Un risque sous-estimé ? BDM l’a rencontré en marge de l’événement.
En mai 2024, dans un contexte d’épidémie de choléra et de perturbations de l’accès à l’eau à Mayotte, l’Agence régionale de santé (ARS) publie un communiqué. Elle y annonce avoir identifié des lots de bouteilles Cristaline « défectueux », impropres à la consommation et qui seront rapatriés. Un scénario déjà survenu en janvier, sans qu’aucune explication ne soit apportée à l’époque. Mais cette fois, le communiqué de l’agence mahoraise engendre une rumeur : ces bouteilles seraient-elles à l’origine de la mort d’un enfant de trois ans, puis d’une femme de 62 ans, tous deux victimes du choléra ?
Sur Facebook, mais surtout sur TikTok, la fake news se propage à grande vitesse. L’une des vidéos, publiée par une « femme qui n’a rien à voir avec le schmilblick » atteint 17 millions de vues en 48h sur le réseau social, raconte le journaliste Thomas Huchon, spécialiste des fake news et du complotisme, lors d’une interview accordée à BDM. Étrangère à l’affaire, mais curieusement silencieuse, la marque est, ce jour-là, victime d’une infox qui entache durablement son image. « L’exemple de Cristaline illustre tout ce qu’il ne faut pas faire », déplore Thomas Huchon. « Ils ont estimé que c’était sur TikTok, et qu’il ne fallait surtout pas en parler. Mais à chaque fois que tu laisses une connerie se diffuser sans la contredire, tu contribues à la faire exister ».
Un phénomène « qui a pris beaucoup d’ampleur »
L’affaire Cristaline est-elle un cas isolé ? Pas tout à fait, selon ce spécialiste du conspirationnisme, qui a animé une conférence sur le sujet lors de la neuvième édition d’Intelligence Marketing Day, ce mardi 17 juin 2025 à Rennes. Depuis plusieurs années, il observe un glissement du complotisme vers le domaine économique. Et une recrudescence de fake news visant directement les entreprises.« Ce phénomène a pris beaucoup d’ampleur ces derniers temps. Les marques deviennent une forme de cible pour tous ceux qui fabriquent des fake news », explique-t-il. Un exemple marquant ? En 2016, un faux communiqué, envoyé à plusieurs rédactions et agences de presse, annonce que le directeur de Vinci a été licencié pour de graves erreurs comptables. Certaines agences tombent dans le panneau. L’information, relayée trop vite, provoque un effondrement de l’action du groupe. En à peine deux heures, Vinci perd 7 milliards de valorisation boursière.
Même lorsqu’elles ciblent spécifiquement des entreprises, ces campagnes de déstabilisation ne sont pas nécessairement déconnectées d’enjeux politiques, nuance Thomas Huchon. Il prend pour exemple la psychose autour des punaises de lit, « une opération d’influence russe pour ternir l’image de la France » qui avait enflammé l’actualité à la rentrée 2023. Cette campagne de déstabilisation avant les Jeux olympiques de Paris 2024, qui avait été dénoncée publiquement par le ministre Jean-Noël Barrot, avait eu des répercussions économiques, notamment pour les cinémas, les hôtels ou encore la SNCF et Air France.
Des marques involontairement associées à des théories fumeuses
D’après une étude menée par Brandwatch, qui s’est appuyée sur l’analyse de centaines de milliers de mentions sur des plateformes comme X, Facebook ou Instagram, de nombreuses marques se retrouvent, malgré elles, liées aux théories conspirationnistes les plus populaires, qui ont généré 15 milliards de vues au cours des cinq dernières années. Disney ou certaines compagnies aériennes ont été associées à la théorie des chemtrails, tandis que Tesla, Coca-Cola ou Microsoft apparaissent dans l’imaginaire complotiste de QAnon. Pour autant, toutes les entreprises peuvent-elles être victimes de fake news ? Personne n’est à l’abri, selon Thomas Huchon, même si certains secteurs semblent davantage touchés que d’autres. « Ce ne sont pas tant des entreprises qui sont visées, mais plutôt certains secteurs d’activité. Le domaine médical, l’industrie pharmaceutique… Et tous les secteurs qui vont toucher, de près ou de loin, à une forme d’idéologie ou d’habitude. Comme les entreprises qui placent l’écologie au cœur de l’activité, qui vont s’exposer à des campagnes de désinformation liées au climat », explique-t-il.
La liste (non exhaustive) des marques associées à des fake news. © Brandwatch
Même fumeuses, ces fake news peuvent être rapidement amplifiées par un public accusant une forme de fatigue informationnelle et qui ne décèle pas toujours les mécanismes de manipulation. Mais aussi les plateformes, qui les valorisent presque mécaniquement. Pour une raison simple : au-delà d’être bien construites – parfois avec l’aide de l’IA générative « qui augmentent leur taux de sophistication », précise Thomas Huchon – elles retiennent davantage l’attention. « Ces contenus qui devraient être modérés sont finalement poussés par les plateformes », complète-t-il.
88 % des fake news qui circulent sur Internet depuis cinq ans sont partagées par des personnes persuadées de savoir vérifier une information.
Les Baby Boomers sont davantage enclins à diffuser des fake news. © Brandwatch
Décrypter le lexique conspirationniste, un enjeu économique
Mais alors, comment les marques peuvent-elles se protéger face à ce que Thomas Huchon désigne comme un « risque informationnel » ? La première règle, sans doute la plus évidente : ne pas se terrer dans le silence, à l’instar de Cristaline, en espérant que la tempête s’éloigne d’elle-même. « Les crises informationnelles ressemblent beaucoup aux crises de cybersécurité, explique-t-il. Les premières minutes et les premières décisions sont décisives. Si tu te plantes, c’est très difficile de rattraper la situation. Pour les entreprises, la seule stratégie consiste à augmenter le niveau de résilience des salariés. Les équipes dirigeantes et les services de communication, au minimum, doivent être formés à comprendre que la meilleure solution n’est pas de rester silencieux. Il faut répondre, déconstruire ».
Sur Internet, qui ne dit mot consent.
« Un risque industriel majeur »
Pour l’expert en désinformation, auteur de Résister aux fake news (éditions First), une chose est sûre : ignorer ce phénomène est une erreur stratégique. Comme une faille de cybersécurité, une campagne de désinformation peut coûter cher, en termes d’image de marque, mais aussi financièrement. « [Les marques qui ne se préoccupent pas des fake news] prennent le risque d’une immense crise informationnelle dont il n’est pas certain qu’elles puissent se relever. Comme toujours, c’est une question de bénéfice-risque, c’est un calcul à faire. Mais il faut que les entrepreneurs entendent aussi ce message : là où il y a un risque, il y a aussi une opportunité. En combattant ces discours, on peut préserver une activité économique. Moi, je ne crois pas que ces actions doivent être réalisées pour des raisons de vertus démocratiques. Enfin, je le pense personnellement, mais je sais très bien que ça ne suffira jamais à convaincre un DRH de débloquer un budget formation. Mais, pour le coup, je suis convaincu qu’il s’agit d’un risque industriel majeur ».